3
Lestat :
la Reine des Cieux
Elle me lâcha. Je tombai comme une pierre. Le vent mugissait dans mes oreilles. Mais pire, j’étais comme aveuglé ! Je l’entendis qui m’ordonnait : Remonte.
Un instant, j’éprouvai un délicieux sentiment d’impuissance. Je piquais vers la terre, et rien ne m’arrêterait dans ma course. Puis, les yeux brûlants, j’examinais la barrière de nuages au-dessus de moi, et je me rappelai la tour, et cette sensation que j’avais eue de décoller. Je décidai : Allez, monte ! Ma chute s’interrompit aussitôt.
C’était comme si un courant ascendant me portait. En quelques secondes, je m’élevai d’une trentaine de mètres, et je me retrouvai au-dessus des nuages – une masse blanche que je distinguais à peine. Je choisis de dériver au gré du vent. Pourquoi prendre une direction plutôt qu’une autre ? Si j’arrivais à dépasser ma douleur, peut-être pourrais-je ouvrir grand mes yeux et voir à travers la tornade ?
Quelque part – dans ma tête ou au-dessus de moi – elle riait. Viens, mon prince, viens plus haut.
Je pivotai sur moi-même et m’élançai comme une flèche, jusqu’à ce que je l’aperçoive qui venait à ma rencontre, sa tunique tournoyant autour d’elle, sa chevelure tressée doucement soulevée par le vent.
Elle me rattrapa et m’embrassa. Accroché à elle, j’essayai de me calmer, de regarder en bas et de discerner quelque chose par les trouées entre les nuages. Au-dessous de moi, des montagnes étincelantes de neige au clair de lune, avec leurs flancs profonds et bleuâtres qui disparaissaient dans les vallées de glace impénétrables.
— A toi de me porter maintenant, murmura-t-elle à mon oreille. Emmène-moi vers le nord-ouest.
— Je ne sais même pas où c’est.
— Si, tu le sais. Ton corps le sait. Ton esprit aussi. Ne leur demande rien. Dis-leur que c’est là que tu veux aller. Tu connais le principe. Quand tu levais ton fusil, tu visais le loup qui courait. Tu ne calculais pas la distance ni la vitesse de la balle ; tu tirais et le loup tombait.
De nouveau, je m’élevai avec une aisance incroyable ; et tout à coup je me rendis compte que son corps s’était alourdi sur mon bras. Le regard rivé au mien, elle se laissait porter. Je souris. Je crois même que j’éclatai de rire. Je l’attirai et l’embrassai encore une fois sans ralentir mon ascension. Vers le nord-ouest. C’est-à-dire à droite, et puis encore à droite, et plus haut. Mon esprit me guidait ; il connaissait l’endroit vers lequel nous nous dirigions. Je décrivis un petit virage habile, puis un autre. Je virevoltais, la serrant contre moi, ravi de sentir le poids de son corps, le contact de ses seins contre ma poitrine et la caresse de ses lèvres sur les miennes.
Sa bouche effleura mon oreille.
— Tu entends ? dit-elle.
J’écoutai. Au milieu des hurlements du vent, une mélopée sourde montait de la terre, un concert de voix humaines ; certaines chantant à l’unisson, d’autres isolées ; des voix priant dans une langue aux résonances asiatiques. Loin, très loin, je pouvais les entendre, et soudain tout près. Deux sons bien distincts. D’abord, une longue procession qui serpentait le long des versants escarpés et des cols de la montagne, psalmodiant pour ne pas s’effondrer de fatigue et de froid. Et dans un édifice, un chœur extatique qui couvrait de ses hymnes sonores et ardents le fracas des cymbales et des tambourins.
Je pressai son visage contre le mien et me penchai pour regarder, mais les nuages formaient à présent une masse compacte. Néanmoins, je pouvais observer à travers les yeux des fidèles l’image éclatante d’une cour intérieure et d’un temple aux voûtes de marbre et aux vastes pièces richement peintes. La procession montait vers le sanctuaire en une file ondoyante.
— J’ai envie de voir ça ! m’exclamai-je.
Elle ne répondit pas, mais ne me retint pas non plus, tandis que je descendais, planant dans les airs tel un oiseau, jusqu’au cœur des nuages.
Elle était légère maintenant, aussi légère qu’un souffle.
Quand nous eûmes franchi l’océan de blancheur, j’aperçus le temple qui miroitait au-dessous de moi. On aurait dit une minuscule maquette en argile avec ses murs qui sinuaient au gré des irrégularités du terrain. L’odeur nauséabonde des corps qui brûlaient s’élevait des bûchers funéraires. Et aussi loin que portait mon regard, des hommes et des femmes s’avançaient lentement le long de sentiers périlleux vers ce bouquet de toits et de tours.
— Dis-moi qui est à l’intérieur, mon prince, me demanda-t-elle. Dis-moi qui est le dieu de ce temple.
Approche-toi. Le même vieux truc, quoi. Mais tout à coup, je me mis à dégringoler. Je poussai un cri terrible. Elle me rattrapa.
— Attention, mon prince, fit-elle en m’aidant à reprendre mon équilibre.
Je crus que mon cœur allait éclater.
— Tu ne peux pas quitter ton corps pour explorer l’intérieur d’un temple et voler en même temps. Lis dans les yeux des mortels comme tu l’as déjà fait.
Je tremblais encore, agrippé à elle.
— Je te lâche de nouveau si tu ne te calmes pas, m’avertit-elle doucement. Commande à ton cœur de se plier à ta volonté.
J’exhalai un grand soupir. J’étais moulu de partout à cause de la violence incessante du vent. Et mes yeux me brûlaient tellement que ma vue en était brouillée. Mais je m’efforçai de maîtriser ces petites douleurs ; ou plutôt de les ignorer, de faire comme si elles n’existaient pas. Je raffermis mon étreinte et me remis à descendre, m’appliquant à aller lentement ; une fois encore, j’essayai de percer les esprits des mortels et de voir par leurs yeux.
Des murs recouverts de dorures, des arcs ornés de redents, pas un endroit qui ne fût décoré, l’odeur de l’encens mêlée à celle du sang frais. Par intermittence, comme dans un brouillard, j’apercevais le dieu de ce sanctuaire.
— Un vampire, murmurai-je. Un démon suceur de sang. Il les attire et les massacre à loisir. L’endroit empeste la mort.
— Le carnage ne fait que commencer, chuchota-t-elle à son tour en me baisant tendrement le front. Maintenant dépêche-toi, va si vite que nous soyons invisibles aux yeux des mortels. Dépose-nous dans la cour, près des bûchers funéraires.
Le tour fut joué, j’en aurais juré, avant même que j’aie décidé de me mettre en mouvement. Le temps que cette pensée m’effleure, je me retrouvai contre le crépi d’un mur, des pierres sous mes pieds, secoué de frissons, étourdi, l’estomac tordu de crampes. Mon corps brûlait de poursuivre la descente, à travers la roche compacte.
J’entendis les incantations avant de pouvoir distinguer quoi que ce soit. Je sentis l’odeur du feu, de la chair carbonisée avant de voir les flammes.
— Voilà qui était bien maladroit, mon prince, observa-t-elle de sa voix douce. Nous avons failli percuter le mur.
— Je ne sais pas précisément ce qui s’est passé.
— Pourtant c’est bien là que se trouve la clé du mystère, dans ce mot « précis ». Ton esprit t’obéit au doigt et à l’œil. Concentre-toi un peu plus. Tes yeux et tes oreilles ne cessent pas de fonctionner quand tu descends ; c’est seulement que tu n’as pas le temps de prendre conscience de ce qui t’arrive. Quand tu claques des doigts, tu décomposes ton geste ? Bien sûr que non. Et cependant tu parviens à le faire. Même un enfant de mortel en est capable.
Je hochai la tête. C’était l’évidence même, comme son histoire de cible et de fusil.
— C’est simplement une question de degré, dis-je, me souvenant de sa première leçon.
— Et d’abandon. Un abandon sans appréhension.
J’acquiesçai de nouveau. A vrai dire, j’avais surtout envie de m’effondrer sur un lit moelleux pour dormir. Je fixai en clignant les paupières le feu qui grondait et les corps peu à peu noircis par les flammes. L’une des victimes vivait encore ; au bout de son bras tendu, ses doigts se crispaient. Maintenant, elle était morte. Pauvre créature !
Sa main froide frôla ma joue, s’attarda sur mes lèvres puis lissa mes cheveux emmêlés.
— Tu n’as jamais eu de maître, n’est-ce pas ? Magnus t’a laissé orphelin la nuit même où il t’a rendu immortel. Ton père et tes frères étaient des imbéciles. Quant à ta mère, elle détestait ses enfants.
— J’ai toujours été mon propre maître, répliquai-je d’un ton posé. Et mon élève favori, je dois l’avouer.
Un rire.
— Peut-être y avait-il une certaine complicité entre élève et maître. Mais tu as raison, tu es la première.
Elle me souriait. Le feu jouait dans ses prunelles. Son visage était lumineux, d’une beauté terrifiante.
— Abandonne-toi à moi, et je t’enseignerai des choses dont tu n’as même jamais rêvé. Tu n’as jamais combattu. Véritablement combattu. Tu n’as jamais ressenti la pureté d’une juste cause.
Je ne répondis pas. La tête me tournait, pas seulement du fait du long voyage à travers les airs, mais à cause de la caresse de ses mots et de l’éclat sombre et impénétrable de ses yeux. Une grande part de sa beauté venait de la douceur de son expression, de sa sérénité, de l’immobilité de son regard même lorsque son visage opalescent s’animait d’un sourire ou d’un léger froncement de sourcils. Je savais que si je me laissais aller, je céderais à la terreur. Elle devait l’avoir deviné. Elle me prit dans ses bras.
— Bois, prince, murmura-t-elle. Puise la force dont tu as besoin pour agir selon ma volonté.
Je ne sais pas combien de temps nous restâmes enlacés. Quand elle m’écarta, je demeurai hébété un moment, puis, comme d’habitude, tout devint d’une limpidité de cristal. La mélopée tonnait à présent à travers les murs du temple :
« Azim ! Azim ! Azim ! »
Alors qu’elle m’entraînait à sa suite, il me sembla que mon corps était réduit à une image que je m’efforçais de préserver. Je palpai mon visage, les os sous ma peau pour toucher quelque chose de mon être qui fût solide. Mais cette peau ! Cette sensation totalement nouvelle ! Que restait-il de moi ?
Le portail de bois tourna sur ses gonds comme par magie devant nous. Après avoir longé silencieusement un long péristyle aux colonnes de marbre blanc et aux arches dentelées, nous pénétrâmes dans l’immense sanctuaire. La salle était remplie d’adorateurs frénétiques qui, sans même s’apercevoir de notre présence, continuaient à danser, psalmodier et bondir dans l’espoir d’entrevoir leur seul et unique dieu.
— Reste à côté de moi, Lestat, dit-elle, sa voix se coulant dans le vacarme tel un ruban de velours.
Brutalement, la foule s’écarta. Des chants firent place aux hurlements. Dans ce chaos, un chemin s’ouvrit pour nous jusqu’au centre de la salle. Les cymbales et les tambourins s’étaient tus ; des gémissements et des cris plaintifs s’élevaient sur notre passage.
Puis un grand murmure d’émerveillement monta de la multitude tandis que Akasha relevait son voile et s’avançait.
A plusieurs mètres de nous, au centre du somptueux pavement, se tenait Azim, le dieu sanguinaire, enturbanné de soie noire et revêtu de tissus chamarrés de pierreries. Les traits décomposés par la fureur, il nous fixa, Akasha et moi.
Alors des prières se firent entendre. Une voix perçante entonna un verset à « la Mère Éternelle ».
— Silence ! commanda Azim.
Bien que ne connaissant pas cette langue, je compris ce mot.
J’entendais le sang bouillonner dans sa gorge. Je le voyais s’engouffrer dans ses veines. Jamais vampire ne m’avait paru à ce point soûlé de sang humain. Il était certainement aussi ancien que Marius, mais sa peau avait l’éclat du bronze. Une sueur de sang la recouvrait, perlant même au dos de ses larges mains lisses.
— Tu oses pénétrer dans mon temple ! tonna-t-il.
De nouveau, grâce à mon don télépathique, je saisis le sens de cette phrase.
— L’heure de ta mort est venue ! dit Akasha, la voix encore plus veloutée. Tu as trompé ces misérables innocents. Tu t’es gavé comme une sangsue de leurs vies et de leur sang.
La foule des adorateurs fit entendre des hurlements, des supplications. Une fois encore, Azim lui ordonna de se taire.
— De quel droit condamnes-tu mon culte, cria-t-il, le doigt pointé vers nous. Toi qui est restée silencieuse sur ton trône depuis le commencement des temps !
— Tu n’as pas connu le commencement des temps, mon bel ange déchu, répliqua Akasha. J’étais déjà vieille quand tu es né. Et je sors maintenant de mon immobilité pour régner ainsi qu’il était écrit. Tu mourras afin que ton peuple accède à la vérité. Tu es mon premier martyr insigne. Meurs, à présent !
Il tenta de se précipiter sur elle. Je voulus m’interposer, mais tout se déroula en un éclair. Elle le frappa d’un rayon invisible et le repoussa avec une telle violence que son pied glissa sur le marbre et qu’il faillit tomber. Les yeux exorbités, il sautilla un instant, cherchant à retrouver son équilibre.
Un gargouillis sortit de son gosier. Il avait pris feu. Sa tunique brûlait. Une mince volute de fumée grise s’éleva dans la pénombre pendant que ses fidèles hurlaient de terreur. Il se tordait dans le brasier qui le consumait. Puis, tout à coup, courbé en deux, il se rua sur elle, les bras en avant.
Je crus qu’il allait l’atteindre avant qu’elle ne puisse réagir. Je tentai de la protéger, mais d’un revers de la main droite, elle me repoussa au milieu de la mêlée. Des corps à demi nus se dérobaient sous moi comme je m’efforçai de me redresser.
— Meurs, maudit ! clama-t-elle. Plonge dans les abîmes de l’enfer. Je les ai créés pour toi.
La tête d’Azim explosa. Des flammes jaillirent de son crâne. Son ossature tout entière s’embrasa. Ses orbites n’étaient plus que deux trous noirs. Il s’écroula, le poing brandi, les jambes fléchies comme s’il voulait se relever. Puis sa forme disparut dans un flamboiement orange.
La panique s’abattit sur la foule, comme sur mes admirateurs lors du concert rock quand les feux avaient éclaté et que Gabrielle, Louis et moi avions réussi à nous échapper.
Mais l’hystérie avait atteint ici son paroxysme. Hommes et femmes allaient s’écraser contre les hautes colonnes de marbre ou étaient piétinés par ceux qui se précipitaient vers les portes.
Akasha tournoyait sur elle-même, ses vêtements voltigeant dans un éclair de soie noire et blanche. Partout à travers la salle, des humains, comme empoignés par des mains invisibles, étaient jetés à terre, le corps convulsé. Penchées sur les victimes, les femmes gémissaient et s’arrachaient les cheveux.
Il me fallut un moment pour me rendre compte qu’elle tuait les hommes. Elle ne les brûlait pas. Elle détruisait mystérieusement leurs organes vitaux. Le sang sortait de leurs oreilles et de leurs yeux. Ivres de douleurs, des femmes s’élancèrent sur elle pour aussitôt subir le même sort. Les hommes qui l’attaquaient étaient terrassés dans l’instant.
Sa voix résonna alors dans ma tête.
Tue-les, Lestat. Extermine les mâles.
J’étais paralysé. Je demeurais à ses côtés de crainte que l’un d’entre eux ne réussisse à s’avancer jusqu’à elle. Mais aucun n’y parvenait. Le spectacle surpassait en horreur les pires cauchemars, toutes les abominations dont j’avais été complice durant ma misérable existence.
Soudain, elle me saisit les bras. Le son de sa voix suave et glaciale se répercuta dans mon cerveau.
Mon prince, mon amour. Accomplis cet acte pour moi. Massacre les mâles afin que le souvenir de leur châtiment éclipse la légende de ce temple. Ils sont les adeptes du dieu du sang. Les femmes sont innocentes. Punis les mâles en mon nom.
— Par la grâce de Dieu, n’exige pas cela de moi, murmurai-je. Aie pitié d’eux.
La foule semblait domptée. Ceux qui s’étaient échappés dans la cour ne pouvaient en sortir. Les morts et leurs pleureuses gisaient autour de nous, tandis qu’à travers le portail d’honneur filtraient les supplications de la multitude ignorante des pèlerins.
— Laisse-les partir, Akasha, je t’en prie.
Jamais de toute ma vie, je n’avais imploré quelqu’un de la sorte. Ces malheureux n’étaient pour rien dans cette terrible histoire.
Elle se rapprocha encore. Je me noyais dans ses yeux sombres.
— Cette guerre est sainte, mon amour. Ce n’est pas cette abominable chasse à l’homme à laquelle tu t’es livré nuit après nuit sans autre principe ni raison que de survivre. Désormais, tu tueras en mon nom et pour ma cause. Je t’offre la plus grande liberté jamais accordée à aucun homme : le droit d’exterminer tes frères humains. Use de ton nouveau pouvoir. Choisis tes victimes une à une, frappe-les de ta force surnaturelle ou de tes mains.
La tête me tournait. Possédais-je ce pouvoir de foudroyer des hommes en pleine course ? Je regardai autour de moi la salle enfumée de vapeurs d’encens où les fidèles culbutaient les uns sur les autres dans une mêlée terrifiée, rampaient contre les murs dans l’espoir d’y trouver refuge.
— Ils n’ont plus d’autre utilité que de servir d’exemple, dit-elle. Fais ce que je t’ordonne.
Une vision m’apparut – une vision qui ne venait ni de mon cœur, ni de mon esprit. Je vis une forme émaciée se dresser devant moi. Les mâchoires serrées, je la fixai, concentrant sur elle ma cruauté comme on dirige un rayon laser. La victime fut soulevée de terre et bascula en arrière, le sang jaillit de ses lèvres. Elle s’effondra, inanimée. J’avais ressenti une sorte de spasme. Puis la mort avait fusé à travers l’espace, telle une balle de revolver, tel un cri, un cri inaudible mais puissant.
Oui, tue-les. Frappe les organes vitaux ; déchire-les ; fais couler le sang. Tu sais bien que tu as toujours rêvé de pouvoir tuer sans scrupule ni regret.
Ce n’était, hélas, que trop vrai ; mais c’était aussi l’acte par-dessus tout proscrit sur cette terre...
Ce désir est aussi courant que la faim, que l’écoulement du temps, mon amour. Mais désormais, grâce à mon pouvoir, nous mettrons fin, tous deux, à cet univers de violence.
Un jeune homme se précipita sur moi, fou de terreur, les mains en avant pour me saisir à la gorge. Tue-le. Il m’injuria tandis que je le repoussais de mon pouvoir invisible, mon ventre tordu de spasmes, mes tempes soudain battantes. Je sentis cette force sortir de mon corps et le toucher. Je la sentis avec autant d’acuité que si mes doigts avaient broyé son crâne et déchiqueté son cerveau. Pas besoin d’imaginer ce geste terrifiant. Il me suffisait de voir le sang couler de sa bouche et de ses oreilles sur son torse nu.
Elle avait raison. J’avais toujours voulu accomplir cet acte, j’en avais rêvé durant toute ma jeunesse ! Cette volupté de tuer, de tous les massacrer sans distinction, parce qu’ils m’étaient ennemis, ceux qui méritaient la mort, ceux qui y étaient destinés, les tuer brutalement, mes muscles bandés, mes mâchoires crispées, ma haine et ma force surnaturelle ne faisant plus qu’un.
Ils couraient dans tous les sens, et leur panique attisait ma rage. Je les propulsais contre les murs et les visais au cœur. Je tournoyais sur moi-même, dirigeant mon faisceau fulgurant sur l’un, puis sur l’autre, sur celui qui franchissait le seuil, celui qui se ruait dans le couloir, celui qui s’emparait d’une lampe me la lançait imprudemment.
Grisé par ma puissance, je les poursuivais dans les antichambres du temple, entre les trésors amoncelés, les renversais sur le dos, comprimant leurs artères dans cet étau invisible jusqu’à ce que le sang gicle de leur chair lacérée.
Les femmes gémissaient, blotties les unes contre les autres. J’entendais le craquement des os sous mes pas. Et soudain, je me rendis compte qu’elle aussi tuait, que nous agissions ensemble, et que la salle était jonchée de blessés et de cadavres. L’odeur fétide et noire du sang imprégnait l’air. Un murmure désespéré s’élevait du charnier.
Les yeux exorbités, un colosse bondit sur moi, brandissant son sabre. Dans ma fureur, je lui arrachai l’arme et lui en tranchai le cou. La lame se brisa contre ses vertèbres, et la tête tomba à mes pieds en même temps que le morceau de fer.
Je repoussai négligemment le corps et sortis dans la cour où j’observai un moment les hommes qui reculaient de terreur. J’avais perdu toute raison, toute conscience. Comme par jeu, je les traquais, les acculais, écartais les femmes derrière lesquelles ils croyaient trouver un refuge, et braquais mon rayon droit sur eux jusqu’à ce qu’ils gisent inertes.
Le portail ! Elle m’appelait du portail. Les hommes dans la cour étaient morts, les femmes sanglotaient. Je traversai le temple dévasté. Sur le parvis, agenouillée dans la neige, ignorante de ce qui s’était passé, la foule implorait le dieu du sang :
« Laisse-nous pénétrer dans le sanctuaire ! Laisse-nous te contempler et assouvir ta faim ! »
A la vue d’Akasha, les cris redoublèrent. Tandis que cédaient les serrures et que les portes s’ouvraient, les pèlerins tendirent leurs mains pour toucher ses vêtements. Le vent s’engouffrait en hurlant dans le défilé ; la cloche de la tour émit un son grave et sourd.
De nouveau, je les décimai, m’attaquant aux cerveaux, aux cœurs, aux artères. Leurs bras décharnés s’agitaient dans la neige. Le vent lui-même empestait le sang. Au-dessus du tumulte atroce tonna la voix d’Akasha, ordonnant aux femmes de s’éloigner.
Je tuais vite maintenant, comme un automate. Les hommes, les hommes doivent mourir. Il faut que meurent toutes les créatures mâles qui respirent encore, bougent ou gémissent.
Tel un ange armé d’une épée invisible, je m’engageai dans le sentier sinueux. Bientôt, jusqu’en bas du ravin, le troupeau était agenouillé et attendait la mort. Avec une passivité hallucinante, il l’acceptait !
Tout à coup, bien qu’elle ne fût nulle part à portée de ma vue, je la sentis qui me retenait. Sa voix résonna dans ma tête.
Bravo, mon prince !
Je ne pouvais m’arrêter. Ce rayon impalpable était l’un de mes membres, désormais. J’étais incapable de le contrôler, de le ramener à l’intérieur de mon corps. De même que lorsqu’on cherche son souffle et que de ce souffle dépend votre vie. Mais elle m’immobilisa, et un grand calme m’envahit – comme si un narcotique m’avait été injecté dans les veines. Je finis par juguler ce pouvoir, le résorber en moi.
Lentement, je me retournai. Je contemplai les pics enneigés, l’émail noir du ciel, la longue file de corps sombres étendus sur le sentier qui menait aux portes du temple. Les femmes s’accrochaient les unes aux autres, refusant de croire à cette abomination, poussant de longues plaintes étouffées. Je sentais l’odeur de la mort comme jamais je ne l’avais sentie. Je baissai les yeux sur les lambeaux de chair sanguinolents qui maculaient mes vêtements. Mes mains, cependant ! Mes mains étaient blanches, immaculées. Seigneur, je n’ai pas fait ça ! Non. Pas moi. Regardez, je n’ai pas de sang sur les mains !
J’en avais pourtant ! Quel misérable étais-je pour avoir fait une chose pareille ? Et y avoir pris plaisir, un plaisir insensé, comme tous les hommes livrés à eux-mêmes dans la jungle de la guerre...
Le calme enveloppait la montagne.
Si les femmes pleuraient encore, je ne les entendais plus. Pas plus que je n’entendais le vent. Je me mis à marcher sans savoir pourquoi. Soudain, je me retrouvai à genoux devant ma dernière victime, son corps disloqué dans la neige ainsi qu’un tas de brindilles cassées, et je touchai le sang sur sa bouche, puis pressai sur mon visage mes mains rougies.
Jamais en deux cents ans je n’avais tué un être humain sans goûter son sang, le lui ravir en même temps que la vie. Et c’était monstrueux. Mais j’avais fait plus de morts en ces quelques minutes effroyables que durant toute mon existence maudite. Et j’avais accompli ce massacre, la conscience tranquille. Un crime injustifiable, inexpiable !
Je restai là, à fixer la neige à travers mes doigts ensanglantés. Pleurant et me haïssant de pleurer. Puis, peu à peu, je me rendis compte que le comportement des femmes s’était modifié. Quelque chose se passait, je l’éprouvais avec autant d’acuité que si l’air glacial s’était réchauffé, que si le vent avait tourné et cessé de balayer ce versant.
Alors, ce changement sembla me pénétrer, moi aussi, atténuant mon angoisse, ralentissant même le battement de mon cœur.
Les lamentations s’étaient tues. Les femmes descendaient le sentier par groupes de deux ou trois, enjambant les cadavres, comme hypnotisées. On aurait dit qu’une douce musique nous berçait, que la terre s’était subitement recouverte d’un tapis multicolore de fleurs printanières, que la brise embaumait.
Mais ce devait être une illusion. Dans un nuage de couleurs sourdes, les femmes me dépassèrent, vêtues de haillons et de soie, de capes sombres. Il fallait que je me ressaisisse ! Ce n’était pas le moment de perdre la tête. Ce pouvoir que j’avais reçu et ces cadavres n’étaient pas un rêve. Je ne devais pas m’abandonner à cette impression de bien-être et de paix. Non, je ne le devais pas.
— Akasha ! murmurai-je.
Mû par une force irrésistible, je levai les yeux. Elle se tenait sur un éperon rocheux, et les femmes, jeunes et vieilles, avançaient vers elle, certaines si épuisées de froid et de faim que leurs compagnes étaient obligées de les porter.
Le silence pesait sur la montagne.
Sans émettre un son, elle commença à parler à celles déjà assemblées à ses pieds. S’adressait-elle à elles dans leur propre langue ou dans une sorte de langage universel ? Je n’en savais trop rien.
Stupéfait, je la vis leur tendre les bras. Ses cheveux noirs ruisselaient sur ses épaules d’albâtre et les plis de sa longue tunique bougeaient à peine dans le vent. Jamais de toute ma vie, je n’avais contemplé un être aussi beau, et cette beauté n’était pas uniquement physique, elle émanait de cette sérénité séraphique que je percevais au plus profond de mon âme. Extasié, je l’écoutai.
N’ayez crainte, disait-elle. Le règne sanguinaire de votre dieu est terminé, et désormais vous connaîtrez la vérité.
Des hymnes s’élevèrent de la multitude des adoratrices. Certaines se prosternèrent, et cette marque de soumission parut la satisfaire ou, du moins, elle la toléra.
Retournez dans vos villages, poursuivait-elle. Annoncez partout la mort du dieu du sang. La Reine des Cieux l’a détruit, de même qu’elle détruira tous les mâles qui croient encore en lui. Grâce à elle, débutera une ère de paix. Les hommes qui vous ont opprimées devront mourir quand je l’ordonnerai.
Aussitôt qu’elle s’interrompit, les cantiques reprirent. La Reine des Cieux, la Déesse, la Mère Bienfaitrice – la litanie séculaire, chantée dans des milliers de langues à travers le monde, renaissait sous une nouvelle forme.
Je frémis. Je me forçai à sortir de mon état de béatitude, à rompre le charme ! Cette comédie n’était qu’une autre manifestation de son pouvoir, de même que le massacre – un phénomène définissable, mesurable. Pourtant, sa vue continuait de m’envoûter. Les hymnes aussi. Et le sentiment ensorcelant que tout était comme il le devait, que nous étions en sécurité.
Quelque part, dans les replis ensoleillés de ma mémoire mortelle, me revint le souvenir d’une journée de mai dans mon village, une journée semblable à beaucoup d’autres, où nous avions fleuri une statue de la Vierge et chanté des cantiques. Ah, quel délice que cet instant, quand nous avions posé la couronne de lis blancs au-dessus du voile de la madone. Ce soir-là, j’étais rentré à la maison en répétant ces cantiques. Dans un vieux missel, j’avais trouvé une image de la Vierge, et j’en avais été transporté du même ravissement, de la même ferveur qu’aujourd’hui.
Alors, du tréfonds de mon être, là où le soleil n’avait jamais pénétré, je compris que si je croyais en elle et en ses paroles, ce crime perpétré sur de misérables mortels me serait en quelque sorte pardonné.
Désormais, tu tueras en mon nom et pour ma cause. Je t’offre la plus grande liberté jamais accordée à aucun homme : le droit d’exterminer tes frères.
— Allez, ordonna-t-elle à voix haute. Quittez ce temple pour toujours. Abandonnez les morts à la neige et aux vents. Annoncez à tous qu’une nouvelle ère est venue, une ère de paix, où ceux qui glorifient la mort et la violence devront répondre de leurs fautes. Je reviendrai vers vous, je vous montrerai la voie. Pour l’heure, ayez foi en moi et en ce que vous avez vu. Propagez la nouvelle. Que les hommes sachent ce qui les attend. Bientôt, je me manifesterai à vous.
D’un seul mouvement, les femmes lui obéirent ; elles descendirent en courant le sentier montagneux vers les pèlerins qui avaient fui le massacre. Leurs cris montèrent, cristallins et extatiques, dans le désert de glace.
Le vent rugit à travers la vallée, lacérant les vêtements des morts. Tel un glas, la cloche du temple sonna sur la colline. La neige se remit à tomber, d’abord lentement, puis à gros flocons, recouvrant les jambes, les bras et les visages aux yeux à jamais ouverts.
La sensation de quiétude s’était dissipée, et toute la barbarie de la scène réapparaissait. Ces femmes, ce châtiment... Les corps ensevelis sous la neige, signes irréfutables de son pouvoir meurtrier !
Puis un léger bruit troubla le silence. Des choses s’entrechoquaient dans le temple, au-dessus.
Je me retournai vers elle. Immobile sur le promontoire, sa cape dénouée autour de ses épaules, sa peau aussi blanche que les flocons de neige, elle fixait le temple. Aussitôt je compris ce qui se passait à l’intérieur de l’enceinte sacrée.
Des jarres d’huile brisées, des braseros renversés, des tentures léchées par les flammes. La fumée s’éleva en volutes noires et épaisses du clocher et de la cour intérieure.
Le clocher vacilla puis s’écroula dans un grondement de tonnerre qui se répercuta de crête en crête ; les pierres roulèrent au fond du précipice et la cloche gémit une dernière fois avant de disparaître dans le gouffre glacé.
Le temple brûlait.
Je contemplai le brasier, les yeux larmoyants dans le nuage de fumée, de suie et de cendres que la bourrasque rabattait le long du sentier.
J’avais vaguement conscience de la chaleur de mon corps malgré la neige qui m’enveloppait, de ma vigueur après ce massacre épuisant. Ma peau était plus blanche que jamais. Ma respiration plus facile. Même mon cœur battait à un rythme plus régulier. Seule mon âme était meurtrie, déchirée.
Pour la première fois de mon existence, mortelle ou immortelle, j’avais peur de mourir. Peur qu’elle ne me tue parce que j’étais incapable de recommencer pareille atrocité. Je ne pouvais participer à sa croisade. Et je priais le ciel de ne pas avoir à le faire, d’avoir la force de refuser.
Je sentis ses mains sur mes épaules.
— Regarde-moi, Lestat, dit-elle.
Je lui obéis. Et de nouveau, sa beauté me saisit.
Je t’appartiens, mon amour. Tu es mon compagnon véritable, l’instrument parfait de mon œuvre. Tu le sais, non ?
J’essayai de me reprendre. Ne sois pas lâche, Lestat ! Ne flanche pas, dévoile-lui ta pensée !
— Aide-moi, Akasha, soufflai-je. Explique-moi. Pourquoi as-tu voulu que je prenne part à cette tuerie ? Que voulais-tu dire quand tu leur as annoncé que les hommes seraient châtiés ? Que la paix régnerait sur cette terre ?
Comme mes paroles me paraissaient stupides. Dès que je plongeais mon regard dans le sien, je parvenais à croire qu’elle était en effet la déesse. Elle me vidait de ma volonté comme de leur sang ses victimes autrefois.
Soudain, je me mis à trembler de terreur. Trembler. Je savais désormais ce que signifiait ce mot. Je tentai de poursuivre, mais ne pus que bredouiller. Finalement, je lui lançai :
— Au nom de quelle éthique ce massacre sera-t-il perpétré ?
— Au nom de ma propre éthique, répondit-elle avec son sourire ensorceleur. Je suis la raison, la justification, la loi. (Son ton était glacial, mais son expression toujours aussi douce et impénétrable.) Maintenant, écoute-moi, mon archange. Je t’aime. Tu m’as éveillée de mon long sommeil à ce grand dessein. Te regarder, voir la lumière dans tes yeux bleus, entendre le son de ta voix, me remplit de bonheur. Ta mort serait pour moi une souffrance inimaginable. Mais, les étoiles m’en sont témoins, tu m’aideras dans ma mission. Sinon tu ne seras que l’instrument de mon avènement, comme Judas le fut pour le Christ. Et dès que tu ne me seras plus utile, je te détruirai comme le Christ a détruit Judas.
La fureur m’emporta. Je ne pus la maîtriser. Ma peur s’était évanouie, je bouillais intérieurement.
— Comment oses-tu faire des choses pareilles ? explosai-je. Envoyer ces pauvres ignorantes propager des mensonges insensés ?
Elle me toisa en silence. Je crus qu’elle allait me frapper. Son visage était de nouveau aussi immobile que celui d’une statue. Voilà, le moment était venu, j’allais mourir de la même mort qu’Azim. Je ne pouvais sauver ni Gabrielle, ni Louis. Ni Armand. Je ne me révolterais pas, c’était inutile. Je ne bougerais pas. Peut-être me retirerais-je en moi-même pour échapper à la douleur. Comme Bébé Jenks, je m’inventerais une dernière illusion et m’y accrocherais jusqu’à ce que je ne sois plus Lestat.
Elle ne bougea pas. Les feux sur la colline s’éteignaient. Dans le tourbillon de la neige, elle avait l’air d’un fantôme, aussi blanc que les flocons.
— N’y a-t-il donc rien qui t’effraie ? fit-elle.
— Si, toi.
— Oh ! non, je n’en crois rien.
Je hochai la tête.
— Tu as tort. Et je vais te dire ce que je suis. Une vermine à la face de la terre. Rien de plus. Un tueur répugnant. Mais j’en ai conscience ! Je ne prétends pas être autre ! Toi, tu clames à ces ignorants que tu es la Reine des Cieux ! Comment comptes-tu réparer le mal et la confusion que tes paroles auront semés dans ces esprits bornés ?
— Quelle arrogance, murmura-t-elle. Quelle incroyable arrogance, et pourtant je t’aime. J’aime ton courage, cette impétuosité qui t’a toujours sauvé. J’aime même ta stupidité. Ne comprends-tu donc pas ? Il n’existe aucune promesse que je ne puisse tenir ! Je reforgerai les mythes ! Je suis la Reine des Cieux. Et le ciel régnera enfin sur la terre. Je suis ce que je proclame !
— Oh ! Dieu, soupirai-je.
— Ne prononce pas de mot vide de sens ! Tu as devant toi la seule et unique déesse. Et tu es le seul dieu que ces gens glorifieront ! Alors il est temps de penser comme un dieu, ma beauté. Dépasse tes petites ambitions égoïstes. Tu n’as donc pas conscience de ce qui se passe ?
Je secouai la tête.
— Je ne sais plus rien. Je deviens fou.
Elle rit aux éclats.
— Nous incarnons leurs rêves, Lestat. Nous n’avons pas le droit de les décevoir. Si nous le faisions, nous trahirions la vérité même de cette terre que nous foulons de nos pieds.
Elle s’éloigna et retourna au sommet du rocher où elle s’était tenue auparavant. Elle regarda la vallée, le sentier qui serpentait l’à-pic, les pèlerins qui rebroussaient chemin après avoir appris la nouvelle.
La montagne retentit de cris. Les hommes mouraient en bas, tandis qu’invisible, elle les frappait de ce pouvoir, cet immense pouvoir magique. Éperdues, les femmes balbutiaient, parlant de miracles et de visions. Puis le vent se leva et engloutit le tumulte. Un vent violent, indifférent. Une seconde, j’aperçus son visage opalescent. Elle s’avança vers moi. La mort vient, me dis-je. La mort, la forêt, les loups, et nulle part où me cacher. Alors mes yeux se fermèrent.
Je me réveillai dans une petite pièce. J’ignorais comment nous y étions parvenus et depuis combien de temps avait eu lieu le massacre dans la montagne. J’avais été englouti par les voix qu’interrompait parfois un rêve, un rêve terrifiant mais familier. Les jumelles rousses, agenouillées devant un autel où gisait un corps, attendant d’accomplir un rituel, un rituel essentiel. Et je m’étais efforcé de comprendre ce rêve, car tout, me semblait-il, se nouait autour de lui. Je ne devais en aucun cas l’oublier cette fois-ci.
Mais maintenant le tumulte, les images s’estompaient. Le présent les balayait.
L’endroit où je me trouvais était sombre, sale et nauséabond. Dans des masures autour de nous, parmi les cris des bébés affamés, l’odeur des braseros et de la graisse rance, vivaient des miséreux.
La guerre régnait dans ce lieu, une guerre véritable. Pas cette débandade sur le flanc de la montagne, une vraie guerre archaïque du XXe siècle. A travers les esprits de ces malheureux m’apparurent des visions sordides – des massacres, la terreur : des autobus en flammes, leurs passagers bloqués à l’intérieur frappant désespérément contre les vitres ; des camions qui explosaient ; des femmes et des enfants qui fuyaient le tir des mitrailleuses.
J’étais allongé à même le plancher, comme si on m’y avait jeté. Akasha était debout sur le seuil, scrutant l’obscurité, sa cape rabattue sur son visage.
Je me hissai sur mes jambes et la rejoignit. Le long d’une ruelle creusée de fondrières se dressaient des habitations semblables à celle-ci, certaines recouvertes de tôle ondulée, d’autres de carton. Enveloppés de la tête aux pieds comme dans des linceuls, des hommes dormaient contre les murs sales. Ils remuaient et tressaillaient dans leur sommeil tandis que les rats mordillaient leurs haillons.
La nuit était chaude, et les relents d’urine, d’excréments et de vomissures cuisaient dans cette fournaise. Je pouvais même sentir l’odeur de la faim chez les gamins qui gémissaient, secoués de spasmes. Je pouvais sentir la puanteur de vase que dégageaient les rigoles.
Ce n’était pas un village ; c’était un amoncellement de taudis et de désespoir. Des cadavres gisaient entre les maisons. La maladie régnait. Les vieux et les infirmes restaient assis dans le noir, silencieux, sourds aux pleurs des enfants, ne rêvant à rien, ou peut-être à la mort, ce qui revenait au même.
Un enfant au ventre ballonné remonta à pas chancelants la ruelle, hurlant et frottant de son petit poing son œil tuméfié.
Il ne parut pas nous voir. De porte en porte, il continua son chemin, sa peau brune et lisse brillant dans la lueur vacillante des braseros.
— Où sommes-nous ? demandai-je.
A mon étonnement, elle se retourna et passa tendrement sa main dans mes cheveux. Un sentiment de soulagement m’envahit. Mais l’atrocité de cet endroit était telle que le répit ne dura pas. Ainsi, elle ne m’avait pas tué ; elle m’avait emmené dans cet enfer. Dans quel but ? Tout autour de moi suintait la misère, la désolation. Rien ne pouvait atténuer la souffrance de ces malheureux.
— Mon pauvre guerrier, dit-elle, avec lassitude. Tu ne sais donc pas où nous sommes ?
Je ne répondis pas.
Détachant ses mots, elle me souffla à l’oreille :
— Faut-il te réciter l’éternelle litanie ? Nous sommes à Calcutta, si tu veux, ou en Éthiopie, ou encore à Bombay. Ces pauvres hères pourraient tout aussi bien être des paysans du Sri Lanka, du Pakistan, du Nicaragua ou du Salvador. Peu importent les lieux, ce qui compte, c’est leur nombre, le fait qu’ils existent à la frange de chacune des oasis scintillantes de tes cités occidentales, qu’ils recouvrent les trois quarts du globe ! Ouvre tes oreilles, mon chéri ; écoute les prières de ces indigents ; écoute le silence de ceux qui ont appris l’inutilité de la prière ; car la misère a toujours été leur lot, quel que soit le nom de leur nation, de leur ville ou de leur tribu.
Nous remontâmes la ruelle entre les tas d’excréments, les flaques bourbeuses, les chiens faméliques qui venaient nous flairer et les rats qui filaient en travers de notre chemin. Puis nous débouchâmes sur les ruines d’un ancien palais. Des serpents se coulaient entre les pierres. Des nuées d’insectes tourbillonnaient dans la nuit. Serrés les uns contre les autres, des mendiants dormaient au bord d’un fossé. Au-delà, dans le marais, pourrissaient des cadavres, déjà gonflés et oubliés des vivants.
Au loin, sur la route, passaient des camions, striant de leur grondement la chaleur suffocante. La misère de cet endroit s’infiltrait en moi tel un gaz asphyxiant. Nous étions dans les friches du jardin terrestre, là où l’espoir ne pouvait fleurir. Dans un cloaque.
— Mais que pouvons-nous faire ? murmurai-je. Pourquoi sommes-nous venus ici ?
De nouveau, j’étais étourdi devant sa beauté, sa soudaine expression de compassion qui me donnait envie de pleurer.
— Nous pouvons réformer le monde, je te l’ai dit. Concrétiser les mythes. Le temps viendra où un tel avilissement ne sera plus qu’une légende surannée. Nous y veillerons, mon amour.
— Mais c’est à eux de trouver la solution. Il n’y va pas seulement de leur devoir, mais de leur droit. Comment pourrions-nous les aider ? Toute ingérence de notre part ne peut que déclencher une catastrophe.
— Nous ferons en sorte que cela n’arrive pas, répondit-elle calmement. Quand donc comprendras-tu ? Tu n’as toujours pas conscience de notre pouvoir. Rien ne peut nous arrêter. Mais surveille-toi, désormais. Prépare-toi, car je ne voudrais plus avoir à te contraindre. Quand tu tueras en mon nom, il faut que tu aies foi en notre mission. Je sais qu’on ne peut éduquer un cœur en l’espace d’une nuit. Mais apprends ce que tes yeux et tes oreilles te montrent.
Elle s’engagea dans la ruelle fangeuse. Un instant, je ne distinguai plus que sa frêle silhouette dans l’obscurité. Puis tout à coup, j’entendis les gens se réveiller dans les masures, je vis des femmes et des enfants sortir. Les dormeurs s’agitèrent autour de moi. Je reculai dans l’ombre.
Mon corps tremblait. Il fallait absolument que j’intervienne, que je la supplie d’attendre !
Mais encore une fois, cette sensation de paix m’envahit, cette impression magique de bonheur, et je me retrouvai, des années en arrière, dans la petite église de mon enfance, parmi l’assistance qui entonnait des cantiques. A travers mes larmes, j’apercevais l’autel flamboyant, le tableau doré de la Vierge noyé au milieu des fleurs. J’entendais l’incantation sourde des Ave. Sous les voûtes de Notre-Dame de Paris, j’entendais les prêtres chanter le Salve Regina.
Sa voix me parvint, claire, impérieuse, comme si elle surgissait de mon cerveau. Les mortels étaient sans doute, eux aussi, magnétisés par ce message silencieux. Un ordre nouveau est sur le point de naître, disait-elle, un monde dans lequel les humiliés et les offensés connaîtront enfin la paix et la justice. Que les femmes se dressent et tuent les hommes de ce village. Des nouveau-nés aux adultes. Seul un mâle sur cent sera épargné. Une fois cette œuvre accomplie, les guerres cesseront, la prospérité régnera.
Je demeurais paralysé, incapable d’exprimer ma terreur. Les femmes hurlaient frénétiquement. A côté de moi, les mendiants s’extirpèrent de leur sommeil pour être aussitôt repoussés contre les murs et frappés à mort comme les hommes dans le temple d’Azim.
La rue retentissait de cris. Dans un brouillard, je voyais par éclairs des gens courir, des hommes se ruer hors de leurs maisons et s’effondrer dans la boue. Au loin, sur la route, des poids lourds prenaient feu ; les pneus crissaient tandis que les camionneurs perdaient le contrôle de leur véhicule ; les châssis s’enchevêtraient les uns dans les autres ; les réservoirs à essence explosaient. La nuit étincelait de lumière. Les femmes se précipitaient d’une cahute à l’autre, encerclaient les hommes et les rouaient de coups avec la première arme qui leur tombait sous la main. Le bidonville avait-il jamais connu une effervescence semblable à ce déchaînement meurtrier ?
Et elle, la Reine des Cieux, planait au-dessus des toits en tôle, silhouette pure et fragile, flamme blanche contre les nuages.
Je fermai les yeux et me retournai, griffant le mur en ruine. Dire qu’elle et moi, nous étions aussi durs que cette pierre. Cependant, nous n’étions pas faits de la même matière. Nous ne le serions jamais. Et nous n’appartenions pas à ce monde !
Nous n’y avions aucun droit.
Mais, malgré mes larmes, je succombai de nouveau à son envoûtement. Cette douce sensation de somnoler au milieu des fleurs, bercé par le rythme lent d’une mélodie. L’air tiède emplissait mes poumons, les pavés usés me caressaient la plante des pieds.
Des collines verdoyantes ondoyaient à perte de vue, distinctes comme dans les rêves – un univers sans guerre ni misère que les femmes parcouraient, libres et insouciantes, des femmes qui ne craignaient plus la violence tapie dans le cœur de tout homme.
En dépit de ma révolte, j’errais dans ce monde nouveau, sourd aux bruits des corps qui s’affaissaient sur la terre détrempée, aux imprécations des hommes assassinés.
Je voyais des cités métamorphosées ; des rues où nul ne redoutait d’être dévalisé ou égorgé, où les passants flânaient sans appréhension. Les maisons n’étaient plus des citadelles, les murs des jardins étaient tombés.
— Oh, Marius, aide-moi ! suppliai-je, tandis que le soleil baignait de ses rayons les sentiers bordés d’arbres et les prés éternellement verts. Aide-moi, je t’en prie.
Puis une autre vision m’apparut, dissipant le sortilège. Les champs étaient maintenant plongés dans l’ombre ; le paysage était réel, et je le regardais à travers les yeux d’un être qui marchait à longues enjambées, coupant droit à travers les herbes. Qui était-ce ? Vers où se dirigeait-il ? Cette image, précise, intense, m’était imposée par quelqu’un. Mais dans quel but ?
Elle s’évanouit aussi vite qu’elle avait surgi.
Je me retrouvai sous le portique éboulé du palais, au milieu des cadavres, scrutant la mêlée entre les colonnades, étourdi par les clameurs de triomphe.
Sors de ta cachette, mon guerrier. Approche-toi.
Les bras tendus, elle se dressait devant moi. Seigneur, à quel rituel ces gens s’imaginaient-ils assister ? Un instant, je refusai d’obéir, puis je m’avançai, hébété et docile, sous le regard extatique des femmes. La foule tomba à genoux quand nous nous rejoignîmes. Ma déesse me saisit la main. Mon cœur battait à tout rompre. Akasha, c’est un mensonge, un terrible mensonge. Et le mal ensemencé ici se propagera au long des siècles.
Tout à coup, le monde bascula. Mes pieds quittèrent le sol. Elle me tenait enlacé, et nous nous élevions au-dessus des toits. En bas, les femmes nous saluaient, agitaient les bras et se prosternaient dans la boue.
« Contemplez le prodige, contemplez la Mère, la Mère et son Ange...»
Puis le village ne fut plus qu’un semis de minuscules toitures argentées, toute cette misère transmuée en images, et nous nous laissions de nouveau porter par le vent.
Je jetai un coup d’œil en arrière, m’efforçant en vain de reconnaître l’endroit – les marais sombres, les lumières de la ville voisine, le mince ruban de route où les camions renversés brûlaient encore. Mais elle avait raison. Qu’importait le lieu.
Le cataclysme était déclenché, et j’ignorais ce qui pourrait l’enrayer.